mardi 21 octobre 2008

La Cité de la musique expose Serge Gainsbourg

A l'heure où la popularité de Serge Gainsbourg ne cesse de grandir, la Cité de la musique à Paris consacre à partir de mardi une exposition-événement à cet "artiste total".

A l'heure où la popularité de Serge Gainsbourg ne cesse de grandir, des terres anglo-saxonnes à l'Asie, la Cité de la Musique à Paris salue son œuvre à compter de mardi 21 octobre. "Les images, je les ai écrites, plaquées sur des symboles musicaux", disait-il. "C'est là mon drame". L'exposition-événement, accompagnée d'un cycle de concerts et de projections de films, présente les facettes de cet "artiste total". Cet hommage, rendu à l'auteur de "La Javanaise", n'avait pas de lien au départ avec les 80 ans qu'il aurait dû célébrer cette année, explique l'illustrateur sonore Frédéric Sanchez, commissaire de la manifestation, programmée jusqu'au 1er mars. Puis, l'évidence a fait le titre de l'expo: "Gainsbourg 2008" ou un certain jeu de correspondance entre l'"importance" actuelle de l'artiste et un rappel de son année de naissance, après soustraction du double 0 (28), mais aussi de dates présentes dans sa musique, de "Ronsard 58" à "69 Année érotique". Dans un voyage qui s'étend de 1958 à 1989, le visiteur suit l'oeuvre d'un homme qui n'a cessé d'établir des passerelles entre musiques, mots et images. Il importait de montrer "toute la transversalité de l'artiste" qui, à l'instar de Bob Dylan, David Bowie ou Patti Smith, ne s'est pas cantonné à un domaine unique et a fait partie de ces "catalyseurs des époques", observe Frédéric Sanchez. Cependant, "même si l'on parle cinéma, littérature, la finalité, c'est la musique", souligne-t-il, espérant amener ainsi tous les publics "à réécouter Serge Gainsbourg avec une autre oreille" grâce à la découverte de son travail artistique, sa "technique d'écriture" et la "force de sa formation classique": des éléments moins connus que sa vie privée, comme ses amours avec Jane Birkin, Brigitte Bardot et Bambou et les scandales autour de Gainsbarre, son double médiatique.

"L'homme à tête de chou"

Pour déambuler dans l'univers "gainsbourien", Frédéric Sanchez a imaginé quatre périodes, dans un espace de 500m2 et d'où jaillissent 24 totems, fonctionnant comme autant de supports d'écrits, d'images fixes ou animées, auxquels s'ajoutent des manuscrits, des dessins et des objets, prêtés par des proches de l'artiste. Sa fille Charlotte a notamment confié au musée la sculpture de Claude Lalanne, "L'homme à tête de chou", élément fort du décor tapissé de noir du domicile de Gainsbourg, rue de Verneuil et source d'inspiration du concept-album du même nom, sorti en 1976. En illustration sonore, plusieurs artistes ayant croisé Gainsbourg ont prêté leur voix à la lecture de textes et plus de 300 pochettes de disques ornent les murs d'un petit espace. Sorte de labyrinthe à jeux de miroirs et en trois dimensions (mots, images, musiques), l'exposition s'ouvre sur la "période bleue" (1958-65), une expression de Gainsbourg pour qualifier la première partie de sa carrière, en allusion à Picasso et à la peinture, un "art majeur" auquel il s'était dans un premier temps destiné. Du "bleu" au blues, cet espace permet d'évoquer ses parents, Olga et Joseph Ginsburg, la Russie qu'ils ont quittée, leur déracinement, sa naissance le 2 avril 1928 à Paris, ses débuts de pianiste dans des cabarets, cette vie qui l'a poussé à la musique et le choc de sa rencontre avec Boris Vian, l'agitateur touche-à-tout.

Gainsbarre

Dans ce dédale où les totems offrent quantité de flashes sur sa carrière, la deuxième période tourne autour des "idoles": les vedettes du yé-yé, comme France Gall, Françoise Hardy et des actrices, Brigitte Bardot, Anna Karina ou Valérie Lagrange, pour lesquelles Gainsbourg va composer de 1965 à 1969. Suit "La Décadanse", un troisième espace-temps (1969-79) avec le scandale provoqué par la diffusion du sulfureux "Je t'aime moi non plus", interprété par Jane Birkin. L'exposition insiste sur la naissance du couple en 1968, sur le tournage du film
"Slogan" de Pierre Grimblat ou sur "L'histoire de Melody Nelson" (1971), un opus qui conte la relation fatale d'un homme mûr avec une jeune fille. L'expression de Gainsbourg se radicalise à travers trois autres concept-albums, dont "Rock around the Bunker". En plein mouvement punk, il remonte sur scène en 1978. "Ecce Homo" (1979-1989), l'ultime période, traite des années 1980, marquées par un coup d'éclat, la version reggae de "La Marseillaise" et par l'édition d'"Aux armes et caetera", née en Jamaïque. Gainsbourg devient une réelle signature et en même temps naît Gainsbarre et ses frasques cathodiques. Il joue de son personnage, tout en levant un voile pudique sur ses émotions lors de rares interviews-confessions. Pour Frédéric Sanchez, "montrer Gainsbourg dans un musée, 17 ans après sa mort, c'est presque comme une suite logique à son propre parcours". (Ap)

Par: NOUVELOBS.COM | 21.10.2008 | 11:57

lundi 20 octobre 2008

Gainsbourg, l’homme à tête d’affiche

Requiem. A la Cité de la musique, exposition en forme de kaléïdoscope sur fond d’inflation post mortem.

L'homme à la tête de chou

Tous les deux ans en moyenne, la Cité de la musique joue à se faire peur en ressuscitant une grande figure de la musique populaire : John Lennon, Jimi Hendrix, le Pink Floyd… Entreprises risquées, puisque les cendres sont encore tièdes ou radioactives, et que, de surcroît, l’ambition de l’établissement public n’est pas de présenter un déballage pour groupies, mais de resituer l’œuvre concernée dans son contexte historique et artistique. Le résultat a été plutôt convaincant avec Lennon. En revanche, l’expo Gainsbourg, qui ouvre demain, risque de laisser ses visiteurs perplexes.

Qu’y voit-on ? Principalement vingt-quatre totems énigmatiques, couverts de photos et d’écrans où défilent de courtes séquences vidéo. Avec en parallèle, une longue vitrine abritant des reliques, collectées pour l’essentiel dans l’appartement de la rue de Verneuil. Des objets qui ne sont d’ailleurs pas d’un énorme intérêt : brouillons, partitions annotées, livres, ainsi qu’une conséquente collection d’insignes de police (un des dadas de l’artiste).

On se déplace dans cet espace d’écrans et de signes comme on piocherait dans Google Vidéo : l’aventure n’est pas bien enthousiasmante. Mais l’effet est voulu : «Il s’agit avant tout d’une installation autour de Gainsbourg, avec un esprit Internet. La Cité voulait le regard d’un artiste sur un autre artiste»,plaide en substance le commissaire de l’expo, Frédéric Sanchez, 42 ans, designer sonore dans le civil.

Cyber-impressionniste. Hormis cette érection de totems, l’apport de Sanchez a consisté à concevoir un environnement de sons, diffusés par 48 haut-parleurs qui sont un habillement des textes de chansons de Gainsbourg, lus par vingt interprètes. Ceci s’ajoutant aux 24 bandes-son des totems. Nous n’avons pas eu l’occasion d’entendre le mélange final.

Seront déçus ceux qui viendront en quête d’une restitution documentée des multiples facettes de Gainsbourg, ou avec l’espoir de suivre un parcours mettant en perspective la vie chaotique et le travail de cet artiste à la fois éponge et couteau. Mais certains prendront peut-être plaisir à se laisser dériver dans ce tableau cyber-impressionniste des influences de Lucien Ginsburg (pour l’état-civil), qui aurait 80 ans cette année.

Laurent Bayle, directeur de la Cité de la musique, explique : «Il y a trois ans, lorsque le projet est né, Charlotte Gainsbourg songeait à faire de l’appartement de la rue de Verneuil un musée. Il n’était pas question pour l’exposition d’être une préfiguration de ce lieu. Du coup, la piste d’une évocation où les objets auraient été très présents ne nous a pas semblé la bonne.» Le domicile de la rue de Verneuil, resté en l’état depuis la mort du propriétaire en 1991, s’est finalement révélé trop petit pour être ouvert au public. Mais il existait une autre source de mémoire qui coulait à grands flots : la télévision.

Galaxie. Serge Gainsbourg a suffisamment fait le clown dans le poste pendant trente ans pour qu’on puisse trouver là une abondante matière. Partenaire de l’expo, l’INA a pu proposer plus d’une centaine de vidéos. Et c’est ainsi que l’affaire a pris ce tournant kaléidoscopique assez confus.

Toute entreprise para-muséographique autour d’un artiste contemporain doit composer, souligne Bayle, avec les héritiers et les ayants droit. Ceux-ci pouvant se révéler, à l’occasion, soit des obstacles, soit des atouts, parfois les deux ensemble. Dans le cas Lennon, Yoko Ono avait été une grande emmerdeuse, pinaillant sur le moindre détail, mais aussi une actrice essentielle : la richesse de l’exposition lui devait beaucoup - même si la période Beatles n’avait pu y être évoquée qu’en creux, en raison de multiples problèmes de droits.

Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, il semble que la galaxie gainsbourienne (très éclatée, hétérogène) ait regardé le projet d’un œil lointain. Pas d’enjeu, pas de surprises, et à l’arrivée quelque chose d’assez mou. Que l’auteur du Requiem pour un con se démerde tout seul ! Hélas il est mort. «Ecoute les orgues/Elles jouent pour toi/Il est terrible cet air-là.»

samedi 18 octobre 2008

Jean-Claude Vannier : "Gainsbourg avait un énorme besoin de reconnaissance"

La Cité de la musique, à La Villette, consacre, à partir du 21 octobre, une exposition à Serge Gainsbourg. A cette occasion, l'institution parisienne organise deux concerts événements, les 22 et 23 octobre. Jean-Claude Vannier dirigera avec orchestre, musiciens d'origine et invités de marque, l'album mythique Histoire de Melody Nelson, qu'il avait composé avec Serge Gainsbourg entre 1970 et 1971, et L'Enfant assassin des mouches, étrange disque solo (aujourd'hui réédité), enregistré en 1972. Une première en France, mais pas en Angleterre, où le spectacle avait déjà triomphé, au Barbican Center de Londres, le 21 octobre 2006.


Homme de l'ombre ayant concilié de multiples arrangements et compositions à succès (pour Johnny Hallyday, Michel Polnareff, Claude Nougaro, Maurane...) et une carrière de chanteur et de musicien excentrique, cet éternel dandy raconte au Monde ses années Melody.

Pourquoi les chansons d'Histoire de Melody Nelson n'ont-elles jusqu'ici jamais été présentées sur scène en France ?

A sa sortie, l'album n'a pas marché. Quand Serge a vu que cela ne faisait pas frissonner les foules, il a laissé tomber. Je crois même qu'il n'a jamais interprété un seul de ces morceaux sur scène. Quand des Anglais m'ont proposé de diriger Melody Nelson et L'Enfant assassin des mouches, à Londres, ils étaient tellement dithyrambiques, que j'ai cru à une blague. Ils m'ont donné de vrais moyens, avec, par exemple, l'orchestre de la BBC et des invités prestigieux comme Jarvis Cocker ou Mick Harvey. Le Barbican était plein quatre mois avant le spectacle. Le soir du concert, les gens applaudissaient, hurlaient. J'avais du mal à réaliser. A Paris, nous serons accompagnés par l'Orchestre Lamoureux et des invités comme Brigitte Fontaine, Brian Molko (de Placebo), Daniel Darc ou Mathieu Amalric.

Comment avait été conçu, à l'origine, cet album-concept ?

J'ai rencontré Serge en 1969. Nous avons commencé à travailler ensemble pour la musique de Paris n'existe pas, un film de Robert Benayoun. Il m'a ensuite parlé d'un projet d'album, dont il n'avait que le titre : Melody Nelson. J'avais quelques compositions déjà prêtes. J'ai enregistré ensuite avec les musiciens de l'Opéra de Paris et les choeurs des Jeunesses musicales de France. Serge a écrit ses textes sur ces musiques. L'intrigue de Melody Nelson s'est construite tardivement. Nous avons enregistré beaucoup de choses qui n'ont pas été gardées. Il existe même une version d'une chanson où Serge avait réussi à caser le mot "ras-el-hanout". Il cherchait une rime en "out", je lui avais suggéré ce mélange d'épices oriental. J'ai encore ces bandes, mais je ne fouillerai pas dedans, ce serait irrespectueux.

Comment s'est passé l'enregistrement ?

J'aimais l'ambiance cosy des studios londoniens. Les tapis s'étalaient dans le studio, cela lui donnait des airs d'appartement. Les musiciens anglais de l'époque n'étaient pas des rockers sauvages. Ils mêlaient leur modernisme à un côté "thé de 5 heures" que j'aimais beaucoup. La qualité des musiciens a fait beaucoup pour le disque. Quelque temps après, notre bassiste Herbie Flowers a joué dans Walk on the Wild Side de Lou Reed. Quand Herbie a su que nous montions ces concerts, il m'a dit : "Je viens ! A n'importe quel prix."

Comment se fait-il que vous soyez plutôt connu comme l'arrangeur de Melody Nelson que comme son compositeur ?

J'ai pourtant composé l'essentiel de la musique. Serge a mis son nom en gros et le mien en plus petit. Il tirait parfois la couverture à lui, cela a d'ailleurs provoqué des brouilles avec certains de ses collaborateurs. Il avait un énorme besoin de reconnaissance. Nous n'avons travaillé que trois ans ensemble, mais nous sommes restés amis jusqu'à sa mort.

Il avait participé à votre album L'Enfant assassin des mouches ?

Le producteur de Mike Brant, pour lequel j'avais composé quelques succès, avait voulu me remercier en m'offrant de produire un disque à ma convenance. Lors de l'un de ces après-midi que je passais souvent rue de Verneuil (chez Serge Gainsbourg), j'ai fait écouter l'enregistrement à Serge. La nuit suivante, il a écrit un petit conte sur un enfant tortionnaire de mouches qui finit tué par elles. L'album était déjà mixé, c'était un disque instrumental sans volonté narrative. Mais le texte de Serge, reproduit dans le livret, a éclairé cette musique d'une lumière particulière. Le disque n'est jamais sorti, car le producteur a fait faillite. Nous n'en avons pressé que quelques centaines d'exemplaires.

Des années après, l'album est devenu culte. Il a fini par être réédité en CD. Dans les pays anglo-saxons, on m'en parle autant que de Melody Nelson.

Dans L'Enfant assassin des mouches, pourquoi avoir mélangé tension bruitiste et envolées de cordes ?

La "jolie musique" ne m'intéresse pas. Les moments d'émotions passent aussi par des tensions, de l'humour, des dissonances. J'ai toujours aimé mettre les défauts en lumière. Les musiques de Melody Nelson sont aussi riches de ça.

Source: Le Monde

jeudi 16 octobre 2008

L'homme à la tête de trou

«le poinçonneur des lilas» a 50 ans

Esclave du taylorisme et figure baudelairienne de l'artiste... Portrait d'un héros de la vie moderne

Paraît qu'y a pas d'sot métier / Moi j'fais des trous dans des billets.» Petite phénoménologie d'une conscience urbaine, «le Poinçonneur des Lilas» chante la passion d'un christ de la RATP Ce héros sans nom, sans mémoire et sans avenir, a d'illustres ancêtres. Sous son «ciel de faïence», c'est le citadin moderne de Baudelaire, dont le destin est de se laisser coudoyer par la foule amorphe jusqu'à l'hébétude. C'est aussi l'homme-robot, déshumanisé par la machine et la répétition industrielle, tel que Chaplin le représenta dans «les Temps modernes» : «Toujours des p'tits trous.» Le poinçonneur de Gainsbourg, c'est l'homme à la tête de trou. Depuis, son destin est scellé : le progrès l'a métamorphosé en composteur automatique.
Un demi-siècle de servitude : publiée en 1958, la chanson de Gainsbourg nous jette dans un monde de la solitude, sans lointain ni prochain, une «cave» où les yeux humains semblent avoir perdu le pouvoir de regarder. Superhéros de la vie moderne, le poinçonneur est un homme invisible et immobile annihilé par la transparence et la vitesse du passant («Le gars qu'on croise et qu'on n'regarde pas»). Tableau parisien au lyrisme antilyrique, ces «Notes d'un souterrain» s'inscrivent dans la droite ligne des analyses de Walter Benjamin sur l'auteur des «Fleurs du Mal» : «A cette expérience vécue du choc, telle que la vit le passant au milieu de la foule, correspond l expérience vécue du travailleur aux prises avec la machine.» Encore des petits trous. Dans sa «fantasque escrime» (Baudelaire), dans sa fureur de perforation, le poinçonneur ne serait-il pas, pour Gainsbourg, la figure de l'artiste par excellence ? Une béance en proie au double dressage de la technique et de l'information de masse («Pour tuer l'ennui, j'ai dans ma veste les extraits du «Reader's Digest»»). Une jolie machine warholienne. Chose étrange, le geste du poinçonnage semble hanter le chanteur, comme un geste d'esclave mais aussi de rebelle : le poinçonneur fait des trous dans des «billets», comme Gainsbourg brûlera, nihiliste en Repetto, un billet de 500 francs à la télévision.
Pour accomplir son alchimie du verbe, le barde aquoiboniste doit faire l'expérience sérielle de l'évidement du monde. On songe à «Ce mortel ennui», autre chanson de 1958, où l'amour, loin d'être l'échange de deux fantaisies, n'est plus qu'une sorte de morne poinçonnage réciproque : «Alors pour tuer le temps / Entre l'amour et l'amour / J'prends l'journal et mon stylo / Et je remplis / Et les a et les o». Voyelles-cavités qui annoncent le «sexe cyclopéen» de Lola Rastaquouère, cette prostituée où l'amant-poète s'abîme aveuglément, comme on s'engouffre dans le métro.

A voir : «le Poinçonneur des Lilas a 50 ans !», exposition Maison Folie Moulins, 47, rue d'Arras, Lille. Du 13 novembre au 21 décembre.


Par Fabrice Pliskin, Le Nouvel Observateur

Gainsbarre, reviens !

«Je suis un insoumis...»

Ses frasques télévisées furent innombrables. De la blague de potache lubrique aux outrages plus significatifs. Ses transgressions manquent aujourd'hui

On aurait du mal à dire qui tient le rôle du «Gainsbourg» dans la France de Sarkozy. Celui du totem national destroy et cependant hyperintégré. Celui du punk en Rolls qui sème sa zone sur les plateaux télé, celui de l'envers noir du système qui s exhibe en pleine lumière. Trop basiquement violent pour ça, le rappeur JoeyStarr. Trop parano et pas assez joueur, Maurice G. Dantec. Reste Houellebecq peut-être, qui niveau tabagisme alcoolisé et provoc sexuelle a longtemps mis la barre très haut, et qui, même désormais escorté d'un intello engagé propre sur lui, demeure assez incontrôlable.
Sûrement pas un hasard si en cherchant un successeur à «Gains- barre qui se bourre», ce n'est pas du côté des chanteurs de variette qu'on se tourne spontanément désormais - sans doute ceux-ci sont-ils trop occupés à chanter la fraternité au Zénith. Rien de plus éloigné de ce plat militantisme que le genre de dandysme dégueu pratiqué par Gainsbourg sous les boules à facettes des émissions de Pascale Breugnot. Son atmosphère saturée de gitanes sans filtre y semblait un vrai bol d'air à côté d'un Yves Montand vantant, goguenard et pédagogue, les mérites insoupçonnés de la «crise» dans une France qui découvrait alors le chômage de masse. Gainsbourg, c était les années Mitterrand, mais sans la moraline show-biz. Les années 1980, sans la corruption bonasse.
Il est pourtant de bon ton aujourd'hui de décréter bidon ses interventions dadaïstes, de résumer l'idole à son éthylisme lubrique, à ses blagues zizi-caca, de rappeler que, s'il brûla un jour en direct un billet de 50 sacs, c'était pour protester contre la rapacité du fisc français. Un salaud de bourge bohème avant l'heure, au fond. Un escroc, même pas camé avec ça. L'une de ses biographes assure ainsi que son histrionisme crade ne passerait plus auprès d'un public autrement averti, chacun sachant désormais que «ces gestes spectaculaires ne sont qu'un divertissement totalement dépourvu de conséquences subversives». La même va jusqu'à faire de «Lemon Incest», interprété en 1984 avec sa fille Charlotte, une source d'inspiration pour tous les pédophiles du pays. C'est admettre, paradoxalement, à quel point le personnage, même enterré depuis des années au Père-Lachaise, peut encore indigner les vigilants.

Le double Pastis au réveil, l'obscénité face au brushing de l'inoxydable Drucker et les injures réjouissantes dont Gainsbourg parsemait chacune de ses apparitions publiques ne suffirent pas, pourtant, à décider du «culte» de l'auteur-compositeur de «la Javanaise». Au bout du compte, la vraie provoc trouve toujours sa source dans l'ordre spirituel - son carburant secret. Adepte des poèmes de Catulle et du raffinement cruel d'un Huysmans, Gainsbourg, c'était encore quelques grammes de belles-lettres dans un monde de cons. Le genre de figure en voie d'extinction en effet, alors que les derniers scandales cathodiques authentifiés sont plutôt à répertorier du côté des spéculations abruties sur le 11-Septembre d'un Thierry Meyssan.
Les noces monstrueuses de la culture et des paillettes de masse venaient d'être célébrées. Mais, même à la télé publique, il existait encore des niches non domestiquées. Le 2 janvier 1982, Michel Polac confrontait ainsi Gainsbourg à Renaud, Cavanna et un professeur Choron parti en torche dans un «Droit de réponse» qui choquera davantage de bons citoyens que dix ans de Marc-Olivier Fogiel. Les boires et déboires de Gainsbourg occasionneront bien sûr certains excès. L'entretien publié en 1984 dans «Libé» laisse par exemple une impression étrange. On y voit le journaliste y ausculter ses préférences sexuelles, le sommer d'avouer si, par chance, il aimerait les naines, les filles à minerve ou les excréments entre les draps. Interviewer Gainsbourg, c'était pourtant l'espoir qu'il se passe quelque chose. Aujourd'hui, on a l'assurance qu'il ne se passera rien.

Expert en fanfaronnades de mauvais goût, le maestro sut pourtant tenir son rang en toutes circonstances. Se marrer oui, déconner comme un beauf, mais ne pas se carapater quand la France rancie vous défie de toute sa lourdeur. En janvier 1980 à Strasbourg, c'est seul sur scène que Gainsbourg chantera l'hymne national devant 200 parachutistes venus en découdre. Auparavant, il avait veillé à mettre à l'abri ses musiciens rastas. «Je suis un insoumis... et qui a redonné à «la Marseillaise» son sens initial !», hurle-t-il alors, frêle, visiblement ému et tout à fait émouvant, avant d'entonner poing levé l'air fameux de Rouget de Lisle.
Attaqué peu de temps auparavant par un «Figaro» ne rechignant pas à jouer entre les lignes de stéréotypes antisémites, l'auteur d'«Aux armes et cætera» avait ce soir-là retrouvé la colère de Lucien Ginzburg, son vrai patronyme, l'enfant de 12 ans qui porta l'étoile jaune. On laissera ceux qui ne voulurent voir là qu'une fumisterie nihiliste de plus à leur manque de sens du kairos, cet instant décisif identifié par les anciens Grecs. Gainsbourg, une passion française qui fut si intense et demeura cependant si fragile.

Par Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur

«Tu seras Cole et je serai Porter»

La genèse de «Melody Nelson»

Le musicien Jean-Claude Vannier dévoile les secrets de fabrication de l'album mythique de Gainsbourg, dont il fut l'arrangeur, le coauteur et le complice

La première fois que j'ai vu Serge, c'était dans sa maison de Chelsea. Un directeur artistique de chez Warner, Jean-Claude Desmarty, avait organisé la rencontre. Rencontre un peu catastrophique, en Noël 1969. La veille, j'avais passé une nuit arrosée avec Etienne Roda-Gil et des copains qu'il avait récupérés dans les catacombes. Le matin, je prends l'avion pour Londres, dans un état déplorable. A la douane, j'avais la trouille. A l'époque, on était obligé de passer des billets de banque dans ses chaussures, car on n'avait pas le droit de sortir la carte Bleue de France pour je ne sais plus quelles restrictions économiques.
Au début, Serge me vouvoyait. Il me disait en rigolant : «Vous me devez le respect. Je pourrais être votre père.» D'abord, on a fait la musique de film de «Paris n'existe pas» de Robert Benayoun. Les films dont nous avons composé la musique, Serge et moi, ont un point commun : ils sont nuls. On a fait celle-là à toute vitesse, sur un coin de table. Je ne joue pas très bien du piano et lui encore plus mal que moi. Après, il me dit : «J'ai un disque en préparation. J'ai le titre, mais c'est tout. Ca s'appelle «Melody Nelson».» Desmarty avait déjà convoqué les musiciens : le bassiste Herbie Flowers, qui a joué dans «Take A Walk On The Wild Side» de Lou Reed pour 30 dollars, Vic Flick, qui joue la guitare sur le thème de «James Bond»... Il me dit : «Est-ce que tu as des chansons dans tes tiroirs ?» Mes tiroirs méritoires. Je lui montre des mélodies. Serge me dit : «Tu seras Cole et je serai Porter.»

On a enregistré une dizaine de chansons, sur le principe de «Bécassine à la plage», «Bécassine au ski» : «Melody Nelson au zoo», etc. La musique de la «Valse de Melody», on l'avait déjà utilisée dans une pub pour Martini. Puis, de retour à Paris, j'ai convoqué les musiciens de l'Opéra; j'ai fait les cordes, le piano, l'orgue, l'harmonium, les choeurs avec les Jeunesses musicales de France. Ensuite, Serge a écouté les morceaux pendant un mois et il a écrit des paroles par-dessus.
Quand on enregistrait une chanson, Serge et moi, on se demandait toujours : est-ce que c'est aussi bien que «les Petits Pavés» ? «Les Petits Pavés» que j'ai fait chanter à Nougaro et dont on soupçonne Debussy d'avoir écrit la mélodie. C'est plus tard que Serge s'est soucié d'être moderne et d'avoir du succès auprès du public jeune. Il était obsédé par la réussite. Il y a une certaine note dans la «Ballade de Melody Nelson», un la dièse. Il me dit : «Cette note-là ne sera pas jouée dans les bals.» A l'époque, les bals, c'était le critère. Il était obsédé par l'idée que Richard Anthony reprenne une de ses chansons. Ca ne m'intéressait pas du tout. Ce genre de truc nous séparait. J'ai laissé le la dièse. J'ai composé carrément toutes les musiques de «Melody Nelson», même si, pour des histoires de contrat, je ne suis pas toujours crédité. Mais c'est une vieille histoire sans importance. J'étais très jeune, à peine 30 ans, je ne me rendais pas compte de la différence entre un arrangement et une composition.

Serge voulait faire quelque chose de littéraire. Il s'est inspiré d'un sonnet qui figurait comme exemple de versification dans son dictionnaire de rimes. On avait tous les deux le même dictionnaire, à couverture bleue. C'était un poème de Heredia : «Comme un vol de gerfauts, hors du charnier natal...» D'où le côté un peu emphatique de «Melody» et de «Cargo culte». Et la musique un peu ronflante de l'alexandrin. Au départ, Serge ne voulait écrire que des sonnets pour le disque. Mais ça ne collait pas. Parfois, on se téléphonait dans la nuit. Une fois, il cherchait un truc arabe pour les paroles de la chanson «Melody». Il me dit : «Qu'est-ce qui est arabe ?» Je suis allé chez l'épicier en bas de chez moi. J'y ai glané le mot ras el-hanout, qui désigne un mélange d'épices. Une autre fois, il cherchait un nom de Rolls-Royce, toujours pour «Melody». Mon père, qui travaillait pour les compteurs Geiger et qui a 200 brevets à son actif, m'a envoyé la liste de différents modèles de Rolls. Dans la liste, Serge a choisi la Silver Ghost.
Un an après, on est allés à la Sacem pour voir nos droits d'auteur. Le disque était un four. Une somme ridicule. De quoi acheter des cigarettes. Quand Serge a vu le chiffre, il a cru que c'était une erreur. Il n'a plus jamais fait «Melody Nelson» sur scène. Ensuite j'ai enregistré «l'Enfant assassin des mouches». Un album instrumental, qui n'est jamais sorti. Je le fais écouter à Serge, rue de Verneuil. Il était assis sur son vieux fauteuil de dentiste et il m'installait sur le prie-Dieu. «Ca te va bien», me disait-il. C était son côté pervers. J'étais blond et très goy à côté de lui. Je suis d'origine protestante. Lui, il était juif quand ça l'arrangeait. Même s'il a eu aussi des problèmes avec les antisémites. Il me dit : «Laisse-moi la nuit et on s'appelle demain.» Il a composé un conte cruel à partir de la musique. Aujourd'hui, «Melody Nelson» et «l'Enfant assassin des mouches» font l'objet d'un culte surprenant. En 2006, quand j'ai rejoué ces deux disques au Barbican Centre de Londres avec l'orchestre de la BBC, il y avait 3 500 personnes debout, qui hurlaient. Moi qui ai joué parfois devant sept personnes dans des caves improbables de province, je ne suis pas habitué à ça.

«Histoire de Melody Nelson» et «l'Enfant assassin des mouches» : Cité de la Musique, mercredi 22 et jeudi 23 octobre à 20 heures. Avec Brigitte Fontaine, Mathieu Amalric, Brian Molko, Alain Chamfort, Daniel Darc... Mise en scène : Clémence Weill. Direction : Jean-Claude Vannier.

Jean-Claude Vannier

Né en 1943 à Bécon-les-Bruyères, Jean-Claude Vannier a appris l'art de l'orchestration dans un «Que sais-je ?». Auteur, interprète, compositeur, il a réalisé mille arrangements, pour Brigitte Fontaine, Johnny Hallyday, Michel Polnareff, Barbara, Claude Nougaro ou Jane Birkin.

Par Fabrice Pliskin, Le Nouvel Observateur

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