jeudi 16 octobre 2008

L'homme à la tête de trou

«le poinçonneur des lilas» a 50 ans

Esclave du taylorisme et figure baudelairienne de l'artiste... Portrait d'un héros de la vie moderne

Paraît qu'y a pas d'sot métier / Moi j'fais des trous dans des billets.» Petite phénoménologie d'une conscience urbaine, «le Poinçonneur des Lilas» chante la passion d'un christ de la RATP Ce héros sans nom, sans mémoire et sans avenir, a d'illustres ancêtres. Sous son «ciel de faïence», c'est le citadin moderne de Baudelaire, dont le destin est de se laisser coudoyer par la foule amorphe jusqu'à l'hébétude. C'est aussi l'homme-robot, déshumanisé par la machine et la répétition industrielle, tel que Chaplin le représenta dans «les Temps modernes» : «Toujours des p'tits trous.» Le poinçonneur de Gainsbourg, c'est l'homme à la tête de trou. Depuis, son destin est scellé : le progrès l'a métamorphosé en composteur automatique.
Un demi-siècle de servitude : publiée en 1958, la chanson de Gainsbourg nous jette dans un monde de la solitude, sans lointain ni prochain, une «cave» où les yeux humains semblent avoir perdu le pouvoir de regarder. Superhéros de la vie moderne, le poinçonneur est un homme invisible et immobile annihilé par la transparence et la vitesse du passant («Le gars qu'on croise et qu'on n'regarde pas»). Tableau parisien au lyrisme antilyrique, ces «Notes d'un souterrain» s'inscrivent dans la droite ligne des analyses de Walter Benjamin sur l'auteur des «Fleurs du Mal» : «A cette expérience vécue du choc, telle que la vit le passant au milieu de la foule, correspond l expérience vécue du travailleur aux prises avec la machine.» Encore des petits trous. Dans sa «fantasque escrime» (Baudelaire), dans sa fureur de perforation, le poinçonneur ne serait-il pas, pour Gainsbourg, la figure de l'artiste par excellence ? Une béance en proie au double dressage de la technique et de l'information de masse («Pour tuer l'ennui, j'ai dans ma veste les extraits du «Reader's Digest»»). Une jolie machine warholienne. Chose étrange, le geste du poinçonnage semble hanter le chanteur, comme un geste d'esclave mais aussi de rebelle : le poinçonneur fait des trous dans des «billets», comme Gainsbourg brûlera, nihiliste en Repetto, un billet de 500 francs à la télévision.
Pour accomplir son alchimie du verbe, le barde aquoiboniste doit faire l'expérience sérielle de l'évidement du monde. On songe à «Ce mortel ennui», autre chanson de 1958, où l'amour, loin d'être l'échange de deux fantaisies, n'est plus qu'une sorte de morne poinçonnage réciproque : «Alors pour tuer le temps / Entre l'amour et l'amour / J'prends l'journal et mon stylo / Et je remplis / Et les a et les o». Voyelles-cavités qui annoncent le «sexe cyclopéen» de Lola Rastaquouère, cette prostituée où l'amant-poète s'abîme aveuglément, comme on s'engouffre dans le métro.

A voir : «le Poinçonneur des Lilas a 50 ans !», exposition Maison Folie Moulins, 47, rue d'Arras, Lille. Du 13 novembre au 21 décembre.


Par Fabrice Pliskin, Le Nouvel Observateur

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