Gainsbarre, reviens !
«Je suis un insoumis...»
Ses frasques télévisées furent innombrables. De la blague de potache lubrique aux outrages plus significatifs. Ses transgressions manquent aujourd'hui
On aurait du mal à dire qui tient le rôle du «Gainsbourg» dans la France de Sarkozy. Celui du totem national destroy et cependant hyperintégré. Celui du punk en Rolls qui sème sa zone sur les plateaux télé, celui de l'envers noir du système qui s exhibe en pleine lumière. Trop basiquement violent pour ça, le rappeur JoeyStarr. Trop parano et pas assez joueur, Maurice G. Dantec. Reste Houellebecq peut-être, qui niveau tabagisme alcoolisé et provoc sexuelle a longtemps mis la barre très haut, et qui, même désormais escorté d'un intello engagé propre sur lui, demeure assez incontrôlable.
Sûrement pas un hasard si en cherchant un successeur à «Gains- barre qui se bourre», ce n'est pas du côté des chanteurs de variette qu'on se tourne spontanément désormais - sans doute ceux-ci sont-ils trop occupés à chanter la fraternité au Zénith. Rien de plus éloigné de ce plat militantisme que le genre de dandysme dégueu pratiqué par Gainsbourg sous les boules à facettes des émissions de Pascale Breugnot. Son atmosphère saturée de gitanes sans filtre y semblait un vrai bol d'air à côté d'un Yves Montand vantant, goguenard et pédagogue, les mérites insoupçonnés de la «crise» dans une France qui découvrait alors le chômage de masse. Gainsbourg, c était les années Mitterrand, mais sans la moraline show-biz. Les années 1980, sans la corruption bonasse.
Il est pourtant de bon ton aujourd'hui de décréter bidon ses interventions dadaïstes, de résumer l'idole à son éthylisme lubrique, à ses blagues zizi-caca, de rappeler que, s'il brûla un jour en direct un billet de 50 sacs, c'était pour protester contre la rapacité du fisc français. Un salaud de bourge bohème avant l'heure, au fond. Un escroc, même pas camé avec ça. L'une de ses biographes assure ainsi que son histrionisme crade ne passerait plus auprès d'un public autrement averti, chacun sachant désormais que «ces gestes spectaculaires ne sont qu'un divertissement totalement dépourvu de conséquences subversives». La même va jusqu'à faire de «Lemon Incest», interprété en 1984 avec sa fille Charlotte, une source d'inspiration pour tous les pédophiles du pays. C'est admettre, paradoxalement, à quel point le personnage, même enterré depuis des années au Père-Lachaise, peut encore indigner les vigilants.
Le double Pastis au réveil, l'obscénité face au brushing de l'inoxydable Drucker et les injures réjouissantes dont Gainsbourg parsemait chacune de ses apparitions publiques ne suffirent pas, pourtant, à décider du «culte» de l'auteur-compositeur de «la Javanaise». Au bout du compte, la vraie provoc trouve toujours sa source dans l'ordre spirituel - son carburant secret. Adepte des poèmes de Catulle et du raffinement cruel d'un Huysmans, Gainsbourg, c'était encore quelques grammes de belles-lettres dans un monde de cons. Le genre de figure en voie d'extinction en effet, alors que les derniers scandales cathodiques authentifiés sont plutôt à répertorier du côté des spéculations abruties sur le 11-Septembre d'un Thierry Meyssan.
Les noces monstrueuses de la culture et des paillettes de masse venaient d'être célébrées. Mais, même à la télé publique, il existait encore des niches non domestiquées. Le 2 janvier 1982, Michel Polac confrontait ainsi Gainsbourg à Renaud, Cavanna et un professeur Choron parti en torche dans un «Droit de réponse» qui choquera davantage de bons citoyens que dix ans de Marc-Olivier Fogiel. Les boires et déboires de Gainsbourg occasionneront bien sûr certains excès. L'entretien publié en 1984 dans «Libé» laisse par exemple une impression étrange. On y voit le journaliste y ausculter ses préférences sexuelles, le sommer d'avouer si, par chance, il aimerait les naines, les filles à minerve ou les excréments entre les draps. Interviewer Gainsbourg, c'était pourtant l'espoir qu'il se passe quelque chose. Aujourd'hui, on a l'assurance qu'il ne se passera rien.
Expert en fanfaronnades de mauvais goût, le maestro sut pourtant tenir son rang en toutes circonstances. Se marrer oui, déconner comme un beauf, mais ne pas se carapater quand la France rancie vous défie de toute sa lourdeur. En janvier 1980 à Strasbourg, c'est seul sur scène que Gainsbourg chantera l'hymne national devant 200 parachutistes venus en découdre. Auparavant, il avait veillé à mettre à l'abri ses musiciens rastas. «Je suis un insoumis... et qui a redonné à «la Marseillaise» son sens initial !», hurle-t-il alors, frêle, visiblement ému et tout à fait émouvant, avant d'entonner poing levé l'air fameux de Rouget de Lisle.
Attaqué peu de temps auparavant par un «Figaro» ne rechignant pas à jouer entre les lignes de stéréotypes antisémites, l'auteur d'«Aux armes et cætera» avait ce soir-là retrouvé la colère de Lucien Ginzburg, son vrai patronyme, l'enfant de 12 ans qui porta l'étoile jaune. On laissera ceux qui ne voulurent voir là qu'une fumisterie nihiliste de plus à leur manque de sens du kairos, cet instant décisif identifié par les anciens Grecs. Gainsbourg, une passion française qui fut si intense et demeura cependant si fragile.
Par Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur
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