dimanche 29 mai 2011

Serge Gainsbourg était-il homosexuel ?

INTERVIEW de Gilles Verlant par StreetPress - 4 Mai 2011


«Pétochar», «pro-Giscard», «homo refoulé», le biographe Gilles Verlant décrit un Serge Gainsbourg à des années-lumières de «cette image de mec super cool qu'il projetait». En plus « il n’a jamais touché à la drogue »

Serge n’a jamais joué de ses origines Juives ; sa première femme, Lise Levistky était la fille d’un SS d’origine Russe qui s’était engagé pour chasser les communistes de Russie et récupérer ses propriétés. Tu penses qu’il aurait accepté d’aller dîner au CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives) si Sarko ou Richard Prasquier l’avaient invité ?

Il ne faut jamais oublier que la famille de Serge a porté l’étoile jaune pendant la guerre. Donc, Serge a été directement victime de l’anti-sémitisme et du racisme. Qui plus est – j’ai relevé ça dans la dernière édition de la biographie , il y a quelque chose de très troublant : Quand Serge passe le cap de l’adolescence, il voit sa gueule dans un miroir avec ses grandes oreilles, ses yeux mis clos et son grand nez et au même moment, sur les murs de Paris on peut voir les affiches qui disent : Apprenez à reconnaître le Juif !

Ça, je pense que c’est un traumatisme majeur et le complexe de laideur qu’il a développé, il s’est toujours trouvé très laid – sauf sans doute avec Jane qui l’a un peu réconcilié avec son physique mais passé le cap des 40 ans – c’était lié à une trouille. Sa gueule aurait pu l’emmener en camp de concentration ! Donc, le racisme, Serge en était extrêmement conscient. En plus de ça, il avait une sorte de méfiance – raison pour laquelle il avait voulu, dans les années 70, enregistrer cet album sublimissime et méconnu mais qui a mal vieilli à cause des arrangements musicaux et qui s’appelle « Rock around the Bunker » sur lequel on trouve « SS in Uruguay » ou « Nazi Rock. » Album qui ne s’est pas vendu à l’époque car, oubliant même que Gainsbourg était juif, on ne le comprenait pas. Pourtant il était parfaitement légitime pour faire ce disque-là et certains de ses meilleurs textes sont sur ce disque.

Après ça, on se demande pourquoi Serge a composé cette marche militaire pour Israël pendant la guerre des six jours, « Le Sable d’Israël »? Pourquoi a-t-il fait cela ? D’abord, au départ on ne savait pas que cette guerre allait durer six jours, petit rappel historique ! Et au bout de deux trois jours, l’Ambassade d’Israël avait lancé un appel aux artistes Juifs Français pour soutenir le moral des troupes. Serge avait répondu favorablement et avec Michel Colombier avait torché un truc en dix minutes ; Le Sable d’Israël, enregistré à Bobino et envoyé à Tel-Aviv.

Est ce que pour autant il n’a jamais eu envie de retourner sur la terre de ses ancêtres en Russie ?

Non. D’abord il avait les chocottes car on était encore sous le régime des Bolcheviques, des Soviétiques et même après la Glasnost, il aurait pu y aller mais il ne l’a pas fait et il n’a jamais mis les pieds non plus en Israël où ses parents sont allés par contre. Son engagement était donc très limité.

Il a pris de drôles de positions parfois ; pourquoi est ce qu’il soutient Giscard en 1974 ? Pourquoi retrouve t-on son nom sur des pétitions en même temps que celui de Mireille Mathieu ou de Johnny ?

Simple, Gainsbourg était un pétochard ! Son obsession, c’étaient les Bolcheviques, les Communistes ! Il avait raison mais, au milieu des années 70 c’était mal vu ; Georges Marchais avait d’ailleurs qualifié cela d’anti-communisme primaire même si on savait ce qui se passait dans les goulags; merci Soljenitsyne ! Serge soutenait Giscard car dans l’union de la gauche, il y avait les socialistes et le parti communiste. Ça représentait pour lui un vrai danger !
Gainsbourg était un symbole d’individualisme; contrairement à d’autres artistes et collègues, il n’a jamais défilé pour mai 68 par exemple…

Sur la fin, comme disait Desproges, Serge était malade et n’aurait pas dû s’exhiber dans de tels états. Toi qui est l’un des derniers à l’avoir rencontré et interviewé, sa supposée saleté et son laisser-aller gitannesque étaient-ils des légendes urbaines ou provoquaient-ils de véritables migraines ?

Desproges avait été assez loin quand même. Il avait dit : « J’aimais bien Gainsbourg de son vivant. » Alors que Gainsbourg était vivant…! Il y a deux choses : certaines apparitions TV de Serge qui me faisaient physiquement mal, en tant que fan. Je le voyais se décomposer et je me disais: « Mais comment est-ce que ce poète et compositeur d’exception que j’aime tellement peut-il se détruire à ce point-là ?» Mais en privé, quand je l’interviewais au 5 bis rue de Verneuil – on a fait une centaine d’heure d’interview ensemble – je ne l’ai jamais vu bourré. Sauf une fois, à la sortie de « You’re Under Arrest » où il avait reçu plusieurs journalistes dans la journée et il avait picolé. Il prend un disque, le met sur sa platine vinyle qui était posée au sol et en voulant se relever, il tombe les quatre fers en l’air ! C’est la seule fois où je l’ai vu bourré. Gainsbourg était absolument charmant, adorable et attentionné. La seule chose désolante, c’est que je ressortais de chez lui avec une barre comme ça, non pas parce que j’avais picolé mais à cause de ses putains de Gitanes ! Et sur la fin, Gainsbourg qui avait dû lever le pied sur l’alcool avait retrouvé ses facultés. Il parlait plus vite, il ne se répétait pas…

Il n’en reste pas moins que ce mec est mort à 62 ans dans un état déplorable ! Là, je vais en avoir 54 et je me dis que par rapport à ses 54 ans, quand j’ai commencé à travailler avec Gainsbourg, je pense être dans un meilleur état. Mais ça fout les jetons ! « Ne buvez pas et ne fumez pas de Gitanes les enfants. » Il n’a jamais touché à la drogue cela dit. Enfin si, il a fumé un pétard une fois et ça lui a donné une telle tachycardie qu’il a flippé sa race !

Tu ne vas pas me dire que Serge était toujours blanc comme neige?

Si si. Serge n’a pas touché à la drogue, sauf cette unique fois où, alors qu’il tournait « Les Chemins de Katmandou » au Népal avec Jane Birkin, il a goûté aux spécialités locales. Mais ça l’a rendu tellement malade qu’il n’y a plus jamais touché. La drogue, il l’a vue autour de lui, il a vu ses ravages ; dans l’univers du show biz, évidemment, avec des musiciens, avec des gens de la nuit qu’il croisait…et puis, très prés de lui puisque Kate Barry (première fille de Jane Birkin) qui après ça, a monté des associations d’aide aux toxicos était dans un milieu où la défonce était monnaie courante. C’est d’ailleurs Kate qui lui a donné les mots dont il se sert dans la chanson « Aux Enfants de la Chance » qui a surpris les fans de Gainsbourg.

Alors que Serge projetait cette image de mec super cool qui incarnait la liberté de ton, d’allure – tous les mecs aujourd’hui ressemblent à Gainsbourg dans leurs cotés débraillés, pas rasés, jeans déchirés… – et donc c’était assez surprenant de la part de Serge, accroc au tabac et à l’alcool, les deux drogues majeures dans ce putain de pays, qu’il ose dire ça. Mais c’est parce que l’héroïne et tout le reste, il en avait très très peur ! Et puis il avait sous la main une certaine Bambou qu’il a aidée à sortir de l’héroïne comme elle le raconte dans le livre qu’elle a écrit il y a quelques années.

Serge a toujours raconté être ultra-porté sur le sexe et la sodomie (entre autres); pratique qu’il a toujours revendiquée et notamment au travers de Jane dans son film « Je t’aime, moi non plus.» De même, certains de ses textes, des déclarations de sa première femme (comme quoi il aurait même fait le tapin) et le physique androgyne de Jane et de Bambou peuvent laisser envisager qu’il n’était pas insensible aux charmes masculins. Alors, Serge, véritable épicurien du sexe, bi non assumé ou homo refoulé ?

Je pense que Serge a eu, il l’a raconté à la sortie de « Love on the Beat » qui contient plusieurs chansons qui évoquent directement le thème de l’homosexualité, une ou plusieurs expériences homosexuelles et ça c’est mal passé. Comme il aimait bien les détails sordides, il avait même raconté qu’il y avait eu de la merde partout et que ça ne lui avait pas plu ! Donc oui, il a peut-être essayé et effectivement Jane était très androgyne mais Serge avait une fixation qui peut être considérée par certains psychologues comme un aspect de l’attirance homosexuelle, il était attiré par les hyper femmes. C’est-à-dire qu’il a eu très tôt dans sa vie une attirance pour les grandes bourgeoises, très féminines. Il avait été très amoureux de Michèle Arnaud, très féminine, très classe, très femme, très bourgeoise (qui chante « Ne dis Rien » sur la BO d’Anna). Puis, il est tombé sur Jane, très androgyne, plate comme un garçon – c’est trop con !

Il avait une fixette sur les fesses…et puis, why not ?« Des trois orifices, je choisis dans le moins lisse d’achever de m’abandonner. » Magnifique !

Gainsbourg disait que celui qui n’a pas lu « Jésus-Christ Rastaquouere » de Picabia était un con ! Je ne te demanderais pas si tu l’as lu, par contre, crois-tu que Christophe Maé l’ait lu ?

Je pense qu’il est évident qu’une des grandes qualités de Gainsbourg c’était sa culture. Cela dit, sa culture était vaste mais centrée sur certaines époques. On était dans le Dandysme de la seconde moitié du XIXe siècle avec Huysmans, avec Baudelaire, avec Benjamin Constant…puis, avec les Dadaïstes du début du XXe, des gens comme Picabia. Je pense que Serge regrettait de ne pas être né 50 ou 100 ans plus tôt. Il est évident que quand il disait que celui qui n’a pas lu Jésus-Christ Rastaquouere de Picabia est un con, c’était de la pure provoc et du snobisme de sa part puisqu’il savait très bien que ce livre avait été tiré à mille exemplaires à l’époque et que trouver un copie de ce bouquin, bonjour ! Mais c’est vrai que cette avance qu’il avait sur la connaissance des poètes comme Rimbaud, Baudelaire et tous les autres ce n’est pas donné à tous les paroliers et ce n’est certainement pas donné à tous les artistes qu’on entend bêler dans le Top 50.

Toi qui a dû tout entendre et tout lire sur Serge, parfois hilare ou navré, quelle est la question la plus conne qu’on t’ait posée sur lui ?

(rires) La question la plus conne qu’on m’ait posée sur Gainsbourg ?! Là, ça mérite que je réfléchisse… On me pose souvent des questions clichés : Quels sont les héritiers de Gainsbourg ? Est ce qu’on va faire un musée de son hôtel particulier du 5 bis rue de Verneuil ? Est ce que Serge nous a laissé des chansons inédites ? Celles-là, j’en ai jusque-là !

Mais il y a encore des questions qui dénotent une certaine agressivité et ça, j’adore ! Gainsbourg n’a jamais été et ne sera jamais consensuel. Il n’y aura jamais une sorte d’adoration aveugle. Il y a trop de gens qui détestent encore instinctivement dans leurs tripes ce que Gainsbourg représentait. Et ça, c’est formidable ! Il faut que ça continue ; soyez de plus en plus nombreux à détester Gainsbourg parce qu’il ne faut surtout pas qu’il devienne un produit de consommation courante. Il y a plein d’artiste dont on dit aujourd’hui : « Ah, Jacques Brel ! L’immense poète, etc.… »

Jacques Brel a fait des chansons merdiques, il a fait des textes nazes, il a commis l’épouvantable « Ne me quitte pas » et aujourd’hui, Jacques Brel est déifié… Surtout, que cela n’arrive jamais à Gainsbourg ! Faut pas le déifier lui, surtout pas.

Serge Gainsbourg était-il un plagieur ?

INTERVIEW de Gilles Verlant pour Streetpress, 3 Mai 2011

Les 20 ans de la mort de Serge Gainsbourg ont provoqué une inondation d'hommages. Voici la première «anti-interview» de Gainsbourg : Sur StreetPress Gilles Verlant, biographe de Serge, flippe d’une reprise de Gainsbarre produite par… David Guetta.


Ton dernier livre, écrit avec Loïc Picaud, nous narre les histoires de ses plus belles chansons ; quelle était selon lui sa plus mauvaise chanson ?

Vers la fin des années 80, Serge commence à être sérieusement en mal d’inspiration, même s’il a toujours quelques fulgurances qu’il garde curieusement pour Jane. Il y a des jolies choses sur les albums de Jane comme « Amour Défunte » qui sort quelques mois avant la mort de Serge. Mais sur son propre album «You’re under arrest» qui sort en 1987, il y a des trucs vraiment faiblards ! Je pense à « Bye Bye Samantha », « Glass Securit » ou « Suck Baby Suck »…ça fait beaucoup ! C’est triste parce qu’il était dans une logique d’escalade avec le style Gainsbarre et il pensait devoir aller à chaque fois plus loin dans la provoc en oubliant sa qualité majeure qui était celle de poète.

Toi qui l’as souvent rencontré et interviewé, quel était son plus mauvais souvenir en tant qu’artiste ?

Je crois qu’il y a deux très mauvais souvenirs : d’abord la première partie d’une tournée de Barbara en 1965. Elle avait insisté pour l’avoir en lever de rideau et l’avait embarqué en province mais aussi au théâtre de l’Est Parisien mais Gainsbourg est hué par le public de Barbara. À tel point que Barbara m’avait raconté qu’un soir elle était montée sur scène pour dire : « Comment osez vous huer un poète et un chanteur tel que lui ? »
Mais Serge avait eu sa revanche car, deux mois plus tard, France Gall remportait l’Eurovision avec « Poupée de cire Poupée de son. »%

L’autre mauvais souvenir date de la première moitié des années 70 : Il s’était retrouvé, je ne sais pas comment, dans la France profonde (peut être sur un tournage de Jane), dans un troquet où un mec leur offre des coups à boire ; jovial et sympathique jusque-là, il leur propose de terminer la soirée chez lui, en arguant peut être qu’il a des choses rares à leur faire déguster. Ils le suivent dans la cambrousse.

Mais, arrivés chez lui, le mec change d’attitude et commence à menacer Serge et Jane et leur dit : « Maintenant vous allez chanter pour moi ! » Serge répond : « Je ne chante que quand je suis payé » et là le mec sort une carabine et fait monter Serge sur une table pour qu’il chante…je ne sais pas comment ils s’en sont tirés. Comme quoi, boire un coup avec des fans, c’est moyen comme idée !

Véritable misogyne ou acteur de talent, il ne dédaignait pas critiquer et remballer les personnalités qu’il n’appréciait pas. Peux-tu nous citer un artiste de son époque qu’il n’aimait particulièrement pas ?

On peut procéder par élimination : il n’a jamais écrit pour Johnny Hallyday! Est-ce que ça veut dire qu’il ne l’aimait pas ou que la rencontre ne s’est pas faite ? Entre parenthèses, il y a pourtant eu des rencontres inattendues comme celle avec Mireille Mathieu. Il devait écrire pour elle et il paraîtrait qu’un enregistrement appelé Desesperado existe. Ce qui semble surréaliste ! Serge avait un carnet de commande et il acceptait un peu tout et n’importe quoi pour le côté financier mais en détournant toujours le tir ou le message. Quand il a fait chanter « Laisse tomber les Idoles » ou à fortiori « Les Sucettes » à France Gall, c’était un façon de la mettre en décalage totale avec les chansons qu’elle chantait jusque là comme « Charlemagne » et autres conneries !

Il n’y a pas eu non plus de rencontre Gainsbourg/Sheila ; on peut en déduire ce qu’on veut… Mais, parfois, même avec des artistes avec qui il travaillait il n’était pas tendre ! Alain Chamfort, il l’avait surnommé Chamfaible ! Ce qui était un mauvais jeu de mot. Il avait fait la même chose avec Deneuve qu’il appelait Doccaze ! C’est discourtois par rapport à des gens qui l’ont toujours soutenu et qui ont chanté ses titres mais Serge était blessé dans ces cas-là par l’insuccès.

Chamfaible, c’est parce qu’il avait été déçu par le bide du premier album qu’ils avaient écrit ensemble. Mais il y avait également des histoires de filles là-dessous. Alain était avec Lio, Serge avec Bambou ; Serge avait dragué Lio…des histoires pas claires !

Deneuve c’est aussi parce que l’album ne s’est pas vendu alors que Catherine a été d’une aide essentielle lorsque Serge était au fin fond de la dépression, enfin, l’une des fois où il a été au fond du trou, notamment quand Jane est partie. Et parfois il sortait également des vacheries à propos de vraies copines. Un jour, je lui avais demandé : « Serge, il paraît que Régine va remonter sur scène ? » et il avait répondu du tac au tac : « Comment ? Avec une grue ?” !!! »

A ton avis, quand France Gall a-t-elle compris que les sucettes à l’anis qui coule dans la gorge d’Annie n’avaient rien de sucré et s’avéraient même avoir un goût salé ? Penses-tu que France Gall ait pu goûter aux sucettes à l’anis de Serge le confiseur ?

Je crois qu’il n’y a rien eu entre Serge et France. Serge disait : « J’avais l’essence, mais elle n’avait pas le briquet ! » , ce qui n’était pas sympa non plus. France Gall, au moment où elle chante « Les Sucettes » sort avec Claude François. Connaissant la réputation de bête de sexe de Cloclo, il est curieux de savoir que quelqu’un ait dû lui expliquer peu de temps après la sortie du 45 tours la signification du texte de Serge. Elle est restée 15 jours enfermée, complètement mortifiée de honte et ne l’a plus jamais chantée !

Pourtant, il existe des mises en scène de cette chanson qui ne pouvaient pas lui laisser de doute. Jean-Christophe Averty avait fait une adaptation TV des Sucettes où des filles suçaient des sucettes géantes molles, d’une façon on ne peut plus suggestive… ! Il faut dire que si aujourd’hui, depuis Les Nuls, tout le monde fait des allusions au cul à un point que ça en est harassant, à l’époque, nous sommes sous De Gaulle, et Georges Pompidou est premier ministre !


Pas mal de succès de Serge mondialement connus s’avèrent être pompés ou empruntés à certains de ses auteurs préférés: Verlaine, Baudelaire…ou à ses premiers arrangeurs comme Alain Goraguer. Idem pour ses « mythes » : comme le fait qu’il aurait vécu chez Dali alors que c’était pas lui mais sa première femme Lise Levistky…Peux-tu nous citer un de ses hold up musicaux ?

En fait, Serge s’arrangeait avec la vérité. Il s’arrangeait avec la réalité parce que l’interprétation est plus belle que la vraie vie. Il a passé quelques jours chez Salvatore Dali grâce à celle qui était sa première femme à l’époque. C’est évident qu’il a également pompé beaucoup de choses musicalement ; d’ailleurs il se qualifiait lui-même d’escroc et de grand faussaire. Mais il faut savoir voler ! Tout le monde vole.

On est dans une période, depuis les années 90 où tout est recyclé à l’infini, dans tous les sens, à l’endroit, à l’envers…ce qu’il faut, c’est le faire avec intelligence, avec talent. Il n’y a qu’un certain nombre de notes dans la gamme et qu’un certain nombre de mots dans le dictionnaire, après ça, il faut juste être malin. Et je pense que Serge était un gros malin, à l’évidence !

Et quand bien même il aurait piqué des trucs en oubliant parfois de créditer comme quand il chante « Charlotte Forever » sur un thème de Khatchatourian, qu’il signe Gainsbourg et que les ayants droit de Khatchatourian poussent des cris, à juste titre d’ailleurs…il y a eu des arrangements à la SACEM en sous main. Idem pour le travail de ses arrangeurs; c’est évident que ce soit Goraguer, Michel Colombier, Jean Claude Vannier, les arrangeurs anglais avec lesquels il a travaillé dans les années 60…il est évident que Serge a pu compter sur eux. Eux étaient fiers et enthousiastes de travailler avec un authentique avant-gardiste de la chanson et au moment où ils découvraient la pochette du disque, ils découvraient qu’ils n’étaient pas crédités comme co-compositeurs !

Après quelques coups de gueule, d’un tirage à l’autre, des crédits ont été rajoutés sur les disques. Le plus souvent, c’étaient des arrangements dissimulés à la SACEM. Les mecs, en fait, touchaient de la thune, mais n’étaient pas crédités.

Jean Claude Vannier – peut-être un peu extrémiste quand il me dit ça – croisé à une fête il y a quelque temps et à qui je disais combien j’étais déçu de ne jamais avoir eu son témoignage pour mes livres, me répond qu’il ne parle jamais de Gainsbourg. Mais quand vous avez fait votre version de « L’histoire de Melody Nelson » à la cité de la Musique, vous en avez un peu parlé. Et là, il me répond : -«Mais vous savez, Gainsbourg, il foutait rien !» Bien sûr, il exagère quand il me dit ça mais je pense que Serge écrivait les grilles harmoniques, la structure couplet refrain mais après ça, il disait : Mon vieux, tu te démerdes ! Et à la limite, pourquoi pas…?

Surfant sur le nuage de nicotine qui entoure les 20 ans de sa mort, certains artistes de talent ont rendu un hommage à Serge en reprenant un de ses titres. En marge, certains autres petits malins envisagent de faire des cover que Serge n’aurait sans doute jamais cautionnées; as-tu connaissance de l’une d’entre elles particulièrement navrante ?

Navrantes ? Des reprises navrantes des chansons de Serge, le livre que j’ai co-signé avec Loïc Picaud en est rempli ! Il existe des reprises qui montrent une incompréhension totale de l’auteur compositeur et de l’interprète et je pense particulièrement à…je ne vais pas citer de noms, mais beaucoup d’artistes s’intéressent en particulier à la période des débuts de Serge ; côté rive gauche et style poète maudit Jazzy. Grosso modo, de 1958 à 1964. Avec des chansons inoubliables, que ce soit «L’eau à la bouche», « Le poinçonneur des Lilas», «La Javanaise»…etc.

Et, très souvent, les interprètes qui reprennent cela rajoutent du pathos et, du coup, c’est totalement raté ! Gainsbourg lui-même, quand il rajoute du pathos dans des chansons comme Manon – chanson que je déteste même si elle est adorée par nombre de ses fans – quand il surjoue «Ooohh, Maanon», c’est raté ! Le génie de Serge c’était de ne pas montrer ses sentiments. C’était de les balancer comme ça, assez froidement. Pas cyniquement, parce que c’était un vrai romantique. Le tout, c’était de ne pas faire d’effets.

Il ne détestait rien de plus que ce qu’il appelait les coups d’étriers, la dramatisation avec une montée harmonique, un final de plus en plus excité, enlevé comme dans les chansons de Jacques Brel. Il détestait ça ! Gainsbourg c’est l’opposé de ça, ses chansons sont linéaires. Et aujourd’hui, on peut craindre le pire. Même si Will i.Am des Black Eyed Peas est un garçon talentueux, il a glissé dans une interview qu’il aimerait faire une adaptation de «L’histoire de Melody Nelson.» Si en plus de ça c’est produit par David Guetta, alors là, on peut commencer à avoir des sueurs froides !

mardi 21 octobre 2008

La Cité de la musique expose Serge Gainsbourg

A l'heure où la popularité de Serge Gainsbourg ne cesse de grandir, la Cité de la musique à Paris consacre à partir de mardi une exposition-événement à cet "artiste total".

A l'heure où la popularité de Serge Gainsbourg ne cesse de grandir, des terres anglo-saxonnes à l'Asie, la Cité de la Musique à Paris salue son œuvre à compter de mardi 21 octobre. "Les images, je les ai écrites, plaquées sur des symboles musicaux", disait-il. "C'est là mon drame". L'exposition-événement, accompagnée d'un cycle de concerts et de projections de films, présente les facettes de cet "artiste total". Cet hommage, rendu à l'auteur de "La Javanaise", n'avait pas de lien au départ avec les 80 ans qu'il aurait dû célébrer cette année, explique l'illustrateur sonore Frédéric Sanchez, commissaire de la manifestation, programmée jusqu'au 1er mars. Puis, l'évidence a fait le titre de l'expo: "Gainsbourg 2008" ou un certain jeu de correspondance entre l'"importance" actuelle de l'artiste et un rappel de son année de naissance, après soustraction du double 0 (28), mais aussi de dates présentes dans sa musique, de "Ronsard 58" à "69 Année érotique". Dans un voyage qui s'étend de 1958 à 1989, le visiteur suit l'oeuvre d'un homme qui n'a cessé d'établir des passerelles entre musiques, mots et images. Il importait de montrer "toute la transversalité de l'artiste" qui, à l'instar de Bob Dylan, David Bowie ou Patti Smith, ne s'est pas cantonné à un domaine unique et a fait partie de ces "catalyseurs des époques", observe Frédéric Sanchez. Cependant, "même si l'on parle cinéma, littérature, la finalité, c'est la musique", souligne-t-il, espérant amener ainsi tous les publics "à réécouter Serge Gainsbourg avec une autre oreille" grâce à la découverte de son travail artistique, sa "technique d'écriture" et la "force de sa formation classique": des éléments moins connus que sa vie privée, comme ses amours avec Jane Birkin, Brigitte Bardot et Bambou et les scandales autour de Gainsbarre, son double médiatique.

"L'homme à tête de chou"

Pour déambuler dans l'univers "gainsbourien", Frédéric Sanchez a imaginé quatre périodes, dans un espace de 500m2 et d'où jaillissent 24 totems, fonctionnant comme autant de supports d'écrits, d'images fixes ou animées, auxquels s'ajoutent des manuscrits, des dessins et des objets, prêtés par des proches de l'artiste. Sa fille Charlotte a notamment confié au musée la sculpture de Claude Lalanne, "L'homme à tête de chou", élément fort du décor tapissé de noir du domicile de Gainsbourg, rue de Verneuil et source d'inspiration du concept-album du même nom, sorti en 1976. En illustration sonore, plusieurs artistes ayant croisé Gainsbourg ont prêté leur voix à la lecture de textes et plus de 300 pochettes de disques ornent les murs d'un petit espace. Sorte de labyrinthe à jeux de miroirs et en trois dimensions (mots, images, musiques), l'exposition s'ouvre sur la "période bleue" (1958-65), une expression de Gainsbourg pour qualifier la première partie de sa carrière, en allusion à Picasso et à la peinture, un "art majeur" auquel il s'était dans un premier temps destiné. Du "bleu" au blues, cet espace permet d'évoquer ses parents, Olga et Joseph Ginsburg, la Russie qu'ils ont quittée, leur déracinement, sa naissance le 2 avril 1928 à Paris, ses débuts de pianiste dans des cabarets, cette vie qui l'a poussé à la musique et le choc de sa rencontre avec Boris Vian, l'agitateur touche-à-tout.

Gainsbarre

Dans ce dédale où les totems offrent quantité de flashes sur sa carrière, la deuxième période tourne autour des "idoles": les vedettes du yé-yé, comme France Gall, Françoise Hardy et des actrices, Brigitte Bardot, Anna Karina ou Valérie Lagrange, pour lesquelles Gainsbourg va composer de 1965 à 1969. Suit "La Décadanse", un troisième espace-temps (1969-79) avec le scandale provoqué par la diffusion du sulfureux "Je t'aime moi non plus", interprété par Jane Birkin. L'exposition insiste sur la naissance du couple en 1968, sur le tournage du film
"Slogan" de Pierre Grimblat ou sur "L'histoire de Melody Nelson" (1971), un opus qui conte la relation fatale d'un homme mûr avec une jeune fille. L'expression de Gainsbourg se radicalise à travers trois autres concept-albums, dont "Rock around the Bunker". En plein mouvement punk, il remonte sur scène en 1978. "Ecce Homo" (1979-1989), l'ultime période, traite des années 1980, marquées par un coup d'éclat, la version reggae de "La Marseillaise" et par l'édition d'"Aux armes et caetera", née en Jamaïque. Gainsbourg devient une réelle signature et en même temps naît Gainsbarre et ses frasques cathodiques. Il joue de son personnage, tout en levant un voile pudique sur ses émotions lors de rares interviews-confessions. Pour Frédéric Sanchez, "montrer Gainsbourg dans un musée, 17 ans après sa mort, c'est presque comme une suite logique à son propre parcours". (Ap)

Par: NOUVELOBS.COM | 21.10.2008 | 11:57

lundi 20 octobre 2008

Gainsbourg, l’homme à tête d’affiche

Requiem. A la Cité de la musique, exposition en forme de kaléïdoscope sur fond d’inflation post mortem.

L'homme à la tête de chou

Tous les deux ans en moyenne, la Cité de la musique joue à se faire peur en ressuscitant une grande figure de la musique populaire : John Lennon, Jimi Hendrix, le Pink Floyd… Entreprises risquées, puisque les cendres sont encore tièdes ou radioactives, et que, de surcroît, l’ambition de l’établissement public n’est pas de présenter un déballage pour groupies, mais de resituer l’œuvre concernée dans son contexte historique et artistique. Le résultat a été plutôt convaincant avec Lennon. En revanche, l’expo Gainsbourg, qui ouvre demain, risque de laisser ses visiteurs perplexes.

Qu’y voit-on ? Principalement vingt-quatre totems énigmatiques, couverts de photos et d’écrans où défilent de courtes séquences vidéo. Avec en parallèle, une longue vitrine abritant des reliques, collectées pour l’essentiel dans l’appartement de la rue de Verneuil. Des objets qui ne sont d’ailleurs pas d’un énorme intérêt : brouillons, partitions annotées, livres, ainsi qu’une conséquente collection d’insignes de police (un des dadas de l’artiste).

On se déplace dans cet espace d’écrans et de signes comme on piocherait dans Google Vidéo : l’aventure n’est pas bien enthousiasmante. Mais l’effet est voulu : «Il s’agit avant tout d’une installation autour de Gainsbourg, avec un esprit Internet. La Cité voulait le regard d’un artiste sur un autre artiste»,plaide en substance le commissaire de l’expo, Frédéric Sanchez, 42 ans, designer sonore dans le civil.

Cyber-impressionniste. Hormis cette érection de totems, l’apport de Sanchez a consisté à concevoir un environnement de sons, diffusés par 48 haut-parleurs qui sont un habillement des textes de chansons de Gainsbourg, lus par vingt interprètes. Ceci s’ajoutant aux 24 bandes-son des totems. Nous n’avons pas eu l’occasion d’entendre le mélange final.

Seront déçus ceux qui viendront en quête d’une restitution documentée des multiples facettes de Gainsbourg, ou avec l’espoir de suivre un parcours mettant en perspective la vie chaotique et le travail de cet artiste à la fois éponge et couteau. Mais certains prendront peut-être plaisir à se laisser dériver dans ce tableau cyber-impressionniste des influences de Lucien Ginsburg (pour l’état-civil), qui aurait 80 ans cette année.

Laurent Bayle, directeur de la Cité de la musique, explique : «Il y a trois ans, lorsque le projet est né, Charlotte Gainsbourg songeait à faire de l’appartement de la rue de Verneuil un musée. Il n’était pas question pour l’exposition d’être une préfiguration de ce lieu. Du coup, la piste d’une évocation où les objets auraient été très présents ne nous a pas semblé la bonne.» Le domicile de la rue de Verneuil, resté en l’état depuis la mort du propriétaire en 1991, s’est finalement révélé trop petit pour être ouvert au public. Mais il existait une autre source de mémoire qui coulait à grands flots : la télévision.

Galaxie. Serge Gainsbourg a suffisamment fait le clown dans le poste pendant trente ans pour qu’on puisse trouver là une abondante matière. Partenaire de l’expo, l’INA a pu proposer plus d’une centaine de vidéos. Et c’est ainsi que l’affaire a pris ce tournant kaléidoscopique assez confus.

Toute entreprise para-muséographique autour d’un artiste contemporain doit composer, souligne Bayle, avec les héritiers et les ayants droit. Ceux-ci pouvant se révéler, à l’occasion, soit des obstacles, soit des atouts, parfois les deux ensemble. Dans le cas Lennon, Yoko Ono avait été une grande emmerdeuse, pinaillant sur le moindre détail, mais aussi une actrice essentielle : la richesse de l’exposition lui devait beaucoup - même si la période Beatles n’avait pu y être évoquée qu’en creux, en raison de multiples problèmes de droits.

Dans le cas qui nous occupe aujourd’hui, il semble que la galaxie gainsbourienne (très éclatée, hétérogène) ait regardé le projet d’un œil lointain. Pas d’enjeu, pas de surprises, et à l’arrivée quelque chose d’assez mou. Que l’auteur du Requiem pour un con se démerde tout seul ! Hélas il est mort. «Ecoute les orgues/Elles jouent pour toi/Il est terrible cet air-là.»

samedi 18 octobre 2008

Jean-Claude Vannier : "Gainsbourg avait un énorme besoin de reconnaissance"

La Cité de la musique, à La Villette, consacre, à partir du 21 octobre, une exposition à Serge Gainsbourg. A cette occasion, l'institution parisienne organise deux concerts événements, les 22 et 23 octobre. Jean-Claude Vannier dirigera avec orchestre, musiciens d'origine et invités de marque, l'album mythique Histoire de Melody Nelson, qu'il avait composé avec Serge Gainsbourg entre 1970 et 1971, et L'Enfant assassin des mouches, étrange disque solo (aujourd'hui réédité), enregistré en 1972. Une première en France, mais pas en Angleterre, où le spectacle avait déjà triomphé, au Barbican Center de Londres, le 21 octobre 2006.


Homme de l'ombre ayant concilié de multiples arrangements et compositions à succès (pour Johnny Hallyday, Michel Polnareff, Claude Nougaro, Maurane...) et une carrière de chanteur et de musicien excentrique, cet éternel dandy raconte au Monde ses années Melody.

Pourquoi les chansons d'Histoire de Melody Nelson n'ont-elles jusqu'ici jamais été présentées sur scène en France ?

A sa sortie, l'album n'a pas marché. Quand Serge a vu que cela ne faisait pas frissonner les foules, il a laissé tomber. Je crois même qu'il n'a jamais interprété un seul de ces morceaux sur scène. Quand des Anglais m'ont proposé de diriger Melody Nelson et L'Enfant assassin des mouches, à Londres, ils étaient tellement dithyrambiques, que j'ai cru à une blague. Ils m'ont donné de vrais moyens, avec, par exemple, l'orchestre de la BBC et des invités prestigieux comme Jarvis Cocker ou Mick Harvey. Le Barbican était plein quatre mois avant le spectacle. Le soir du concert, les gens applaudissaient, hurlaient. J'avais du mal à réaliser. A Paris, nous serons accompagnés par l'Orchestre Lamoureux et des invités comme Brigitte Fontaine, Brian Molko (de Placebo), Daniel Darc ou Mathieu Amalric.

Comment avait été conçu, à l'origine, cet album-concept ?

J'ai rencontré Serge en 1969. Nous avons commencé à travailler ensemble pour la musique de Paris n'existe pas, un film de Robert Benayoun. Il m'a ensuite parlé d'un projet d'album, dont il n'avait que le titre : Melody Nelson. J'avais quelques compositions déjà prêtes. J'ai enregistré ensuite avec les musiciens de l'Opéra de Paris et les choeurs des Jeunesses musicales de France. Serge a écrit ses textes sur ces musiques. L'intrigue de Melody Nelson s'est construite tardivement. Nous avons enregistré beaucoup de choses qui n'ont pas été gardées. Il existe même une version d'une chanson où Serge avait réussi à caser le mot "ras-el-hanout". Il cherchait une rime en "out", je lui avais suggéré ce mélange d'épices oriental. J'ai encore ces bandes, mais je ne fouillerai pas dedans, ce serait irrespectueux.

Comment s'est passé l'enregistrement ?

J'aimais l'ambiance cosy des studios londoniens. Les tapis s'étalaient dans le studio, cela lui donnait des airs d'appartement. Les musiciens anglais de l'époque n'étaient pas des rockers sauvages. Ils mêlaient leur modernisme à un côté "thé de 5 heures" que j'aimais beaucoup. La qualité des musiciens a fait beaucoup pour le disque. Quelque temps après, notre bassiste Herbie Flowers a joué dans Walk on the Wild Side de Lou Reed. Quand Herbie a su que nous montions ces concerts, il m'a dit : "Je viens ! A n'importe quel prix."

Comment se fait-il que vous soyez plutôt connu comme l'arrangeur de Melody Nelson que comme son compositeur ?

J'ai pourtant composé l'essentiel de la musique. Serge a mis son nom en gros et le mien en plus petit. Il tirait parfois la couverture à lui, cela a d'ailleurs provoqué des brouilles avec certains de ses collaborateurs. Il avait un énorme besoin de reconnaissance. Nous n'avons travaillé que trois ans ensemble, mais nous sommes restés amis jusqu'à sa mort.

Il avait participé à votre album L'Enfant assassin des mouches ?

Le producteur de Mike Brant, pour lequel j'avais composé quelques succès, avait voulu me remercier en m'offrant de produire un disque à ma convenance. Lors de l'un de ces après-midi que je passais souvent rue de Verneuil (chez Serge Gainsbourg), j'ai fait écouter l'enregistrement à Serge. La nuit suivante, il a écrit un petit conte sur un enfant tortionnaire de mouches qui finit tué par elles. L'album était déjà mixé, c'était un disque instrumental sans volonté narrative. Mais le texte de Serge, reproduit dans le livret, a éclairé cette musique d'une lumière particulière. Le disque n'est jamais sorti, car le producteur a fait faillite. Nous n'en avons pressé que quelques centaines d'exemplaires.

Des années après, l'album est devenu culte. Il a fini par être réédité en CD. Dans les pays anglo-saxons, on m'en parle autant que de Melody Nelson.

Dans L'Enfant assassin des mouches, pourquoi avoir mélangé tension bruitiste et envolées de cordes ?

La "jolie musique" ne m'intéresse pas. Les moments d'émotions passent aussi par des tensions, de l'humour, des dissonances. J'ai toujours aimé mettre les défauts en lumière. Les musiques de Melody Nelson sont aussi riches de ça.

Source: Le Monde

jeudi 16 octobre 2008

L'homme à la tête de trou

«le poinçonneur des lilas» a 50 ans

Esclave du taylorisme et figure baudelairienne de l'artiste... Portrait d'un héros de la vie moderne

Paraît qu'y a pas d'sot métier / Moi j'fais des trous dans des billets.» Petite phénoménologie d'une conscience urbaine, «le Poinçonneur des Lilas» chante la passion d'un christ de la RATP Ce héros sans nom, sans mémoire et sans avenir, a d'illustres ancêtres. Sous son «ciel de faïence», c'est le citadin moderne de Baudelaire, dont le destin est de se laisser coudoyer par la foule amorphe jusqu'à l'hébétude. C'est aussi l'homme-robot, déshumanisé par la machine et la répétition industrielle, tel que Chaplin le représenta dans «les Temps modernes» : «Toujours des p'tits trous.» Le poinçonneur de Gainsbourg, c'est l'homme à la tête de trou. Depuis, son destin est scellé : le progrès l'a métamorphosé en composteur automatique.
Un demi-siècle de servitude : publiée en 1958, la chanson de Gainsbourg nous jette dans un monde de la solitude, sans lointain ni prochain, une «cave» où les yeux humains semblent avoir perdu le pouvoir de regarder. Superhéros de la vie moderne, le poinçonneur est un homme invisible et immobile annihilé par la transparence et la vitesse du passant («Le gars qu'on croise et qu'on n'regarde pas»). Tableau parisien au lyrisme antilyrique, ces «Notes d'un souterrain» s'inscrivent dans la droite ligne des analyses de Walter Benjamin sur l'auteur des «Fleurs du Mal» : «A cette expérience vécue du choc, telle que la vit le passant au milieu de la foule, correspond l expérience vécue du travailleur aux prises avec la machine.» Encore des petits trous. Dans sa «fantasque escrime» (Baudelaire), dans sa fureur de perforation, le poinçonneur ne serait-il pas, pour Gainsbourg, la figure de l'artiste par excellence ? Une béance en proie au double dressage de la technique et de l'information de masse («Pour tuer l'ennui, j'ai dans ma veste les extraits du «Reader's Digest»»). Une jolie machine warholienne. Chose étrange, le geste du poinçonnage semble hanter le chanteur, comme un geste d'esclave mais aussi de rebelle : le poinçonneur fait des trous dans des «billets», comme Gainsbourg brûlera, nihiliste en Repetto, un billet de 500 francs à la télévision.
Pour accomplir son alchimie du verbe, le barde aquoiboniste doit faire l'expérience sérielle de l'évidement du monde. On songe à «Ce mortel ennui», autre chanson de 1958, où l'amour, loin d'être l'échange de deux fantaisies, n'est plus qu'une sorte de morne poinçonnage réciproque : «Alors pour tuer le temps / Entre l'amour et l'amour / J'prends l'journal et mon stylo / Et je remplis / Et les a et les o». Voyelles-cavités qui annoncent le «sexe cyclopéen» de Lola Rastaquouère, cette prostituée où l'amant-poète s'abîme aveuglément, comme on s'engouffre dans le métro.

A voir : «le Poinçonneur des Lilas a 50 ans !», exposition Maison Folie Moulins, 47, rue d'Arras, Lille. Du 13 novembre au 21 décembre.


Par Fabrice Pliskin, Le Nouvel Observateur

Gainsbarre, reviens !

«Je suis un insoumis...»

Ses frasques télévisées furent innombrables. De la blague de potache lubrique aux outrages plus significatifs. Ses transgressions manquent aujourd'hui

On aurait du mal à dire qui tient le rôle du «Gainsbourg» dans la France de Sarkozy. Celui du totem national destroy et cependant hyperintégré. Celui du punk en Rolls qui sème sa zone sur les plateaux télé, celui de l'envers noir du système qui s exhibe en pleine lumière. Trop basiquement violent pour ça, le rappeur JoeyStarr. Trop parano et pas assez joueur, Maurice G. Dantec. Reste Houellebecq peut-être, qui niveau tabagisme alcoolisé et provoc sexuelle a longtemps mis la barre très haut, et qui, même désormais escorté d'un intello engagé propre sur lui, demeure assez incontrôlable.
Sûrement pas un hasard si en cherchant un successeur à «Gains- barre qui se bourre», ce n'est pas du côté des chanteurs de variette qu'on se tourne spontanément désormais - sans doute ceux-ci sont-ils trop occupés à chanter la fraternité au Zénith. Rien de plus éloigné de ce plat militantisme que le genre de dandysme dégueu pratiqué par Gainsbourg sous les boules à facettes des émissions de Pascale Breugnot. Son atmosphère saturée de gitanes sans filtre y semblait un vrai bol d'air à côté d'un Yves Montand vantant, goguenard et pédagogue, les mérites insoupçonnés de la «crise» dans une France qui découvrait alors le chômage de masse. Gainsbourg, c était les années Mitterrand, mais sans la moraline show-biz. Les années 1980, sans la corruption bonasse.
Il est pourtant de bon ton aujourd'hui de décréter bidon ses interventions dadaïstes, de résumer l'idole à son éthylisme lubrique, à ses blagues zizi-caca, de rappeler que, s'il brûla un jour en direct un billet de 50 sacs, c'était pour protester contre la rapacité du fisc français. Un salaud de bourge bohème avant l'heure, au fond. Un escroc, même pas camé avec ça. L'une de ses biographes assure ainsi que son histrionisme crade ne passerait plus auprès d'un public autrement averti, chacun sachant désormais que «ces gestes spectaculaires ne sont qu'un divertissement totalement dépourvu de conséquences subversives». La même va jusqu'à faire de «Lemon Incest», interprété en 1984 avec sa fille Charlotte, une source d'inspiration pour tous les pédophiles du pays. C'est admettre, paradoxalement, à quel point le personnage, même enterré depuis des années au Père-Lachaise, peut encore indigner les vigilants.

Le double Pastis au réveil, l'obscénité face au brushing de l'inoxydable Drucker et les injures réjouissantes dont Gainsbourg parsemait chacune de ses apparitions publiques ne suffirent pas, pourtant, à décider du «culte» de l'auteur-compositeur de «la Javanaise». Au bout du compte, la vraie provoc trouve toujours sa source dans l'ordre spirituel - son carburant secret. Adepte des poèmes de Catulle et du raffinement cruel d'un Huysmans, Gainsbourg, c'était encore quelques grammes de belles-lettres dans un monde de cons. Le genre de figure en voie d'extinction en effet, alors que les derniers scandales cathodiques authentifiés sont plutôt à répertorier du côté des spéculations abruties sur le 11-Septembre d'un Thierry Meyssan.
Les noces monstrueuses de la culture et des paillettes de masse venaient d'être célébrées. Mais, même à la télé publique, il existait encore des niches non domestiquées. Le 2 janvier 1982, Michel Polac confrontait ainsi Gainsbourg à Renaud, Cavanna et un professeur Choron parti en torche dans un «Droit de réponse» qui choquera davantage de bons citoyens que dix ans de Marc-Olivier Fogiel. Les boires et déboires de Gainsbourg occasionneront bien sûr certains excès. L'entretien publié en 1984 dans «Libé» laisse par exemple une impression étrange. On y voit le journaliste y ausculter ses préférences sexuelles, le sommer d'avouer si, par chance, il aimerait les naines, les filles à minerve ou les excréments entre les draps. Interviewer Gainsbourg, c'était pourtant l'espoir qu'il se passe quelque chose. Aujourd'hui, on a l'assurance qu'il ne se passera rien.

Expert en fanfaronnades de mauvais goût, le maestro sut pourtant tenir son rang en toutes circonstances. Se marrer oui, déconner comme un beauf, mais ne pas se carapater quand la France rancie vous défie de toute sa lourdeur. En janvier 1980 à Strasbourg, c'est seul sur scène que Gainsbourg chantera l'hymne national devant 200 parachutistes venus en découdre. Auparavant, il avait veillé à mettre à l'abri ses musiciens rastas. «Je suis un insoumis... et qui a redonné à «la Marseillaise» son sens initial !», hurle-t-il alors, frêle, visiblement ému et tout à fait émouvant, avant d'entonner poing levé l'air fameux de Rouget de Lisle.
Attaqué peu de temps auparavant par un «Figaro» ne rechignant pas à jouer entre les lignes de stéréotypes antisémites, l'auteur d'«Aux armes et cætera» avait ce soir-là retrouvé la colère de Lucien Ginzburg, son vrai patronyme, l'enfant de 12 ans qui porta l'étoile jaune. On laissera ceux qui ne voulurent voir là qu'une fumisterie nihiliste de plus à leur manque de sens du kairos, cet instant décisif identifié par les anciens Grecs. Gainsbourg, une passion française qui fut si intense et demeura cependant si fragile.

Par Aude Lancelin, Le Nouvel Observateur

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